jeudi 4 avril 2013

Metamorphose - Chapitre II - Nathanaël

Chapitre II- Nathanaël

Elvira s’en voulait, elle qui d’habitude ne faisait ça que lorsqu’elle y était contrainte. En l’occurrence, elle aurait pu faire autrement.
Ses marques de brûlures s’effacèrent et les souvenirs d’Alex se déversaient en elle.
En se rhabillant elle se dit qu’il lui fallait effacer toute trace de son crime. Elle entreprit d’abord de fouiller l’appartement. Elle trouva un coffre dans un placard, dont elle démonta la porte. Elle y prit quelques liasses de billets et une bague, qu’elle pourrait revendre à un prêteur sur gages si besoin. Il était fiancé, et d’après les souvenirs du jeune homme elle sut qu’il avait une excellente situation dans une boite d’infographie. D’où le style cossu de l’appartement, songea-t-elle. Elle empocha également trois paquets de cigarettes, une bouteille de whisky et quelques bières. Elle fourra le tout dans un sac de sport en matière vinyle trouvé dans la chambre – oubli d’une précédente conquête, devina-t-elle.
Enfin dans le salon elle prit une bougie qu’elle alluma, et la jeta contre les rideaux de crêpe blanc, qui s’embrasèrent en un instant. Très vite, le feu se propageait. Elvira sortit silencieusement, s’enfuit, ne se retournant que pour voir les flammes s’échapper par les fenêtres, la fumée qui se frayait un chemin entre les gouttes de pluie.
Déjà, quelques personnes s’attroupèrent devant l’immeuble, rejointes par ses occupants.
Elle repartit aussitôt, courut vers sa maison. La pluie cessa aussi brusquement qu’elle était apparue. Une fois devant la bâtisse qui lui était à présent familière, elle se sentit désemparée, frappa le mur de son poing, détachant de lui quelques morceaux, avant de s’assoir contre lui.

Elle sorti une cigarette, fuma en regardant les volutes de fumée s’évaporer dans l’air face à elle. Les dernières gouttes de pluie ruisselaient sur son visage alors qu’elle entendait Vitalic jouer The Past par l’intermédiaire du poste qu’elle avait laissé allumé en partant. Le tonnerre continuait de gronder au loin.
Elvira sentait une présence qui la mettait mal à l’aise.

« Ah ah ! Du grand art, Elve, tonna une voix masculine qui brisa le silence. Tu as aimé ça, n’est-ce pas ?
Il ne fallut pas longtemps à Elvira pour identifier cette voix grave, légèrement cassée.
-Nathanaël. Je te croyais en Sibérie. Où quelque part dans ce coin…
-J’y étais, en effet, mais comme tu peux le constater, je suis revenu. Je n’y suis pas resté longtemps, vois-tu. J’apprécie peu le goût des russes, leur sang est vicié par le gel et la vodka, le sucre et l’alcool rendent leur sang visqueux comme de la glu. Leur chair est trop durcie par le froid. Ils ont un goût détestable… dit-il sur le ton de la confidence.
-Tu n’es pas là par hasard.
-Bien sûr que non ! Je me suis dit que tu aimerais avoir connaissance des informations que j’ai pu glaner. Il m’a fallu pas mal de temps pour trouver quelque chose de valable, mais n’avons-nous pas l’éternité devant nous, Elve ?
Sa voix avait pris un ton grave et lourd de sous-entendus sur ces derniers mots.
-J’étais donc dans la région, continua-t-il, lorsque j’ai senti un cœur se vider de son sang et de son énergie. J’ai su que c’était toi. Entre nous, profiter du désir humain pour arriver à ses fins, c’était d’une ingéniosité qui force le respect, mais tu devrais changer de méthode.
-Je ne le maitrise pas.
-Je sais, c’est ce que tu as toujours dit.
-Tu me cherchais, dis-tu ?
-Exact. As-tu déjà entendu parler de Zhoran ?
-Non, qui est-ce ?
-Connais-tu le mythe d’Hypnos, le dieu du sommeil, et de ses fils qu’on appelle les Songes ? Je suppose que oui. Disons que Zhoran est à lui seul Ikélos, Phantasos et Morphée. C’est un métamorphe. Il se trouve qu’il sait beaucoup de choses. Il pourra t’aider sans aucun doute, enfin c'est ce que dit mon informateur... Je n'en sait pas plus sur Zhoran. En outre, je sais quels étaient les vampires en activité dans ta région natale ce jour-là. Je tiens cette information de Aislinn, qui elle-même la tient de Marcus, qui lui la tient de Malika, qui elle-même…
-Je t’en prie, Nathanaël, abrèges mes souffrances, Ô toi qui détient le savoir… s’exclama Elvira à bout de patience.
-Le sarcasme ne te sied guère, très chère. Il y en avait peu. Tu as de quoi noter ? demanda-t-il tout sourire. Mouharf ! J’étais déjà très drôle de mon vivant, mais là j’atteins des sommets !
-Ravie de l’apprendre. Les noms ?
-Dallón, Lüdwig, Sebastian, Joast, Lasair, Ilias et Alban.
-Laisse tomber Lüdwig, c’est un vieil ami. Où puis-je trouver les autres ?
-Ça, je ne sais pas, et c’est là que Zhoran intervient. Il… ou elle, ça dépend de ses humeurs, te dira tout ce que tu veux savoir. Non content d’être Morphée, c’est aussi un oracle…
-Et où puis-je le trouver, lui ?
-C’est là que ça se corse… Pour le trouver, trouve Yggdrasil.
-Pardon ? C’est une farce ?
-Non, j’en ai bien peur. Mon informateur était formel.
-Eh merde.
-A la tienne.
-Je t’offre une bière ?
-Ouais. Tu te souviens de notre rencontre ? demanda Nathanaël.
-Comment l’oublier. Tu me le rappelle à chaque fois.
-C’est de bonne guerre.
-Hum. C’était en septembre de l’année 1873, dans les faubourgs de Londres.
-Une belle époque, dit-il en soulevant les pans de sa veste.

Il descendit du toit où il s’était perché, pour mieux apprécier la discussion qu’il avait lancé.
-En effet c’était une belle époque, murmura Elvira en revoyant après des années le visage fin de Nathanaël.
Elle commença le récit de leur rencontre, désireuse d’oublier Alex, son corps vide, et le bruit des sirènes qui retentissaient encore.
-Il faisait chaud cette nuit-là du moins à en juger les attitudes des passants. Chaque femme avait son éventail. Dans les rues, les promeneurs discutaient politique. De Napoléon III par exemple. Mort en janvier à Camden Place ; dans le comté de Kent, où il vivait depuis trois ans déjà ; les gens se sentaient proche de lui, je pense. Je me souviens de quelques français exilés auprès de leur pathétique empereur.
L’Europe elle-même était en pleine effervescence ; entre le krach de Vienne, le départ de Thiers en France, remplacé par McMahon, le poète Verlaine qui blessa son amant dans un accès de folie. L’évacuation de Verdun par les troupes allemandes, leur défaite en 1871 ; la France amputée de l’Alsace et de la Lorraine. Et tous ces morts… Ceux noyés avec le paquebot britannique RMS Atlantique, ceux tués par le Smog… Et l’Alexandra Palace de Londres, détruit dans les flammes.
Putain ! Quelle année de merde ! Seul point positif, dans une certaine mesure : la fondation de la brasserie Heineken à Amsterdam ! A l'époque elle n'avait pas ce goût de flotte qui la caractérise aujourd'hui!
-Je préfère les bières irlandaises, vois-tu ?
-Oui, moi aussi, mais c’était quand même quelque chose ! répondit-elle. Oh et j’allais oublier un homme que j’admirais à l’époque : Joseph Chamberlain. Je l’admirais pour son optimisme, lui qui voulait changer la face de Birmingham ! A quoi cela peut bien servir, quand on voit le monde tel qu’il est aujourd’hui ? Le pauvre homme s’est donné tant de mal, pour rien. Dommage que ses descendants aient eu une vision des choses si différente de la sienne, en un sens. Bien que radicaliste, il n’en était pas moins juste dans ses idéaux. Son projet urbanistique tenait la route. Bref… Une période où se mêlaient bien-être et tensions vivaces. Ce soir-là en tout cas, l’atmosphère était lourde. Je crois avoir déjà dit qu’il faisait chaud.
« Les femmes ; engoncées dans leurs jolies robes à froufrous et leurs corsets, bleu pâle, jaune, vert émeraude… ; s’éventaient avec ferveur en riant aux paroles de leurs hommes. Les femmes… Elles suaient la sensualité. Les tissus s’entrouvraient sur leur décolleté laiteux. Si pleins… si… appétissants, qu’on aurait presque mordu dedans, là, au milieu de la foule. Je les regardais rire, folâtrer au côté des hommes qui discutaient gravement de la situation politique et économique du royaume. Comme si leurs mots avaient pu changer la face du monde. C’était une nuit placé sous le signe du paradoxe. Rires, grandes pensées, libertinage et débats enjoués.
« Et il y avait toi, de l’autre côté de la rue. Je sirotais mon verre de porto. Tranquillement. Et je t’observais. Du premier regard, j’ai su. J’ai su que ce serai toi. Tu étais là, adossé contre un mur, fumant un cigare de médiocre faction tandis qu’une pathétique femelle tentait de te faire la cour.
-C’est vrai. J’avoue que mon goût pour les cigares de premier prix était sans doute ce qui me faisait le plus défaut. Mais j’ai changé… aujourd’hui je ne fume plus que des cigarettes de premier choix ! Belle évolution, non ?
-En effet, on peut dire que tu sais passer d’un extrême à l’autre. Hier mauvais cigares, aujourd’hui clopes à trois sous… remarquable ! Cela dit, ça te donnait un charme certain. Un peu bohème, libre de toute pression capitaliste. Enfin, le terme n’est pas approprié… j’oubliais qu’alors il n’existait pas. Toutes ces années commencent à peser sur moi, je me perds dans tous ces néologismes inutiles.
« Je te regardais, donc. Et nous avions belle allure ! Toi dans ton élégant costume sombre, une veste queue-de-pie sur une chemise blanche à long col, un chapeau haut-de-forme sur la tête, comme il était d’usage à l’époque.
-Oui… Je t’observais moi aussi. Tu semblais si… mystérieuse, dans ta robe bleu nuit au style grec antique. Et tes mains gantées de mitaines en dentelle noire, longues jusqu’au-dessous du coude. Une bague sertie d’une pierre de lune ornait ton doigt fin, captait la lumière orangée des réverbères. Tes cheveux… (ce disant il saisit une mèche qui s’attardait sur la joue d’Elvira) bruns, presque noirs, noués en un chignon élégant laissant retomber quelques lourdes boucles sur ta peau blanche. Une voilette mouchetée noire, prolongement d’un ravissant bibi du même bleu que ta robe, recouvrait ton œil droit. Tes yeux… maquillé de noir charbonneux. Et le rouge de tes lèvres (il passa le bout de ses doigts sur la-dite bouche)… si profond, contrastant avec l’ivoire de tes dents mâchouillant ton porte-cigarette.
-Eh… ne t’égare pas…, susurra confusément Elvira.
-Tu étais… tu es très belle, petite Elvira, il ne faut pas t’en offusquer.
-Je rougirai si je le pouvais… Tu n’étais pas mal non plus. Tu me plaisais. J’ai abandonné mon verre à moitié plein pour te rejoindre, pour te parler, pour…
-Pour m’avoir. Et tu m’as bien eu, petite salope, grinça-t-il tout en enserrant le cou d’Elvira de sa main longue et blanche, juste sous la mâchoire. Je t’ai suivi dans ta chambre. On a baisé comme des sauvages, c’était…magique. Tu m’as donné la vie en me tuant, mais tu m’as brisé. A jamais mort, toujours en vie. Grâce à toi. (avec un regard sombre, mauvais, il hurla:) N'as-tu pas honte de ce cadeau mortel ? Hein ?! Pourquoi ? Je te le répète encore aujourd’hui, petite Elvira : pourquoi moi ?
Elvira baissa les yeux, puis les releva pour regarder Nathanaël, puis répondit :
-Je souhaiterais tellement avoir une réponse à te donner… Mais je n’en ai pas. Tu étais là, en face de moi, et j’ai su… J’ai su, c’est tout. Je voulais… je voulais… Je ne sais pas…, peut-être me sentir moins seule… Je vivais déjà depuis cinq siècles et vingt-six ans de solitude… Jamais je n’aurai dû partager mon fardeau, mais c’était trop dur, trop lourd à porter… Je suis tellement… désolée… Et j’ai fait de toi un monstre, une apocalypse… Combien d’innocents as-tu dévoré ?
-Des milliers peut-être. Comptes-tu tes repas pour une année ? Les comptes-tu pour un siècle ? Pas moi. Quand j’ai faim, je mange, c’est aussi simple que ça.
-Je ne vois pas les choses ainsi…
-Avons-nous le choix ? Bien sûr, toi tu ne manges pas, tu te contentes de condamner les autres à te suivre. A quoi pensais-tu quand tu m’as fait boire ton sang ? Tu étais trop naïve pour penser que je ne serai pas ton clone, docile et malléable. Tu m’as imposé une non-vie. Une immortalité que je ne désirais pas. Toi et moi, nous ne pouvons mourir. Mais on peut offrir ça aux humains. Eux au moins peuvent connaitre le repos éternel. Tu aimerais connaitre ça, n’est-ce pas ? Moi aussi et plus que tout. Il faut se dire… qu’on ne leur ôte pas la vie, on leur offre la mort que nous ne connaitrons pas. Chhh… Ne pleure pas, petite Elvira. Je hais ce que tu as fait de moi. Je te hais, rien n’est plus certain que cela. Mais je refuse de te voir pleurer.
-Pardonne-moi…
-Impossible. Je n’en ai pas la force.
Il essuya une larme qui glissait sur sa joue.
Après un silence qui sembla interminable, Nathanaël reprit, plus enjoué :
-Bien ! Montre-moi donc ta caverne ! Le soleil va bientôt se lever.
- D’accord… »

Ils rentrèrent tous deux dans la petite maison. Après quoi, Elvira prépara du thé avant de s’assoir près de Nathanaël, sur l’un des fauteuils. Elle lui tendit une tasse fumante. Il la prit à deux mains, but une gorgée et la posa sur la table basse. Il prit celle d’Elvira et la posa à côté de l’autre. Lui prit son visage entre ses mains et lui baisa les lèvres.
« Cesses de faire ton romantique, dit-elle en le plaquant contre le dossier. Fais-moi l’amour. »
Nathanaël se leva après s’être libéré de l’étreinte d’Elvira. Il enleva sa veste et sa chemise. Torse nu, il empoigna le bras d’Elvira et la tira vers lui pour la faire se lever. Celle-ci l’accula contre un mur, renversant une pile de livres au passage. Ils se dévorèrent les lèvres, yeux dans les yeux. Nathanaël prit le cou d’Elvira entre ses mains. Ces dernières descendirent le long des épaules, faisant glisser les bretelles de sa robe, qu’elle avait enfilée deux minutes plus tôt, dévoilant ainsi sa poitrine, ses seins blancs.
Très vite ils furent nus. Il la pénétra, elle leva la tête, les yeux, lui empoignant les cheveux.
Etrange qu’un vampire, dénué de vie, de souffle, de battements de cœur, puisse jouir avec tant de fièvre. Il semble que ce soit là le seul instant où la vie réintègre leur corps. Un seul instant seulement.
Une fois qu’il en eut fini, Nathanaël alla s’assoir, nu, sur le fauteuil, et entreprit de finir son thé. Il était froid.
Elvira resta adossée au mur, les yeux dans le vide. Une larme traça un sillon humide sur sa figure. L’essuyant du poignet, elle imita Nathanaël et bu son thé elle aussi.
Un silence pesant se faisait sentir. Ce fut une sirène de police qui le brisa.
Elvira n’y prêta pas attention. Au bout d’un instant le bruit strident commença de diminuer, et le silence revint. La police jugea sans doute l’endroit désert.
Elvira jeta un œil vers Nathanaël. Celui-ci bougeait peu, portant à intervalle régulière la tasse froide à ses lèvres, lentement, comme s’il en savourait les saveurs.

Et ce silence, encore le silence. Lourd. Etouffant.
Il fallait qu’elle trouve quelque chose à dire. Elle entrouvrait les lèvres, mais se ravisait aussitôt. En cet instant les mots semblaient superflus. Qu’aurait-elle pu dire ? Qu’elle regrettait ? Il ne la croirait pas et rejetterait ses excuses une fois de plus. Qu’elle l’aimait ? Surement pas. Pour elle il n’était qu’un ami. Au-delà, un plan baise. Aurai-t-elle pu lui dire que c’était fantastique, qu’elle avait pris son pied comme jamais auparavant ? Non, une banale partie de cul, rien d’extraordinaire. Nathanaël était un amant fabuleux, c’est vrai, mais avec lui c’était toujours bestial, l’acte ramené à quelque chose de vulgaire. En cela il voulait lui faire mal, et y parvenait.
Après un long, très long moment de réflexion, elle réussit enfin à articuler :
« Que vas-tu faire ?
-Finir mon thé.
-Je veux dire, après ?
-Je ne sais pas. Repartir vers Hambourg, peut-être. Ouais… Hambourg c’est bien.
Silence…
-Je vais me coucher, annonça Elvira, à court de mots.
-Mouais. Répondit-il distraitement.
-Bien. Te reverrais-je à mon réveil?
-Tu connais déjà la réponse. Arrête de poser des questions connes, ça te rend laide.
-La belle affaire…
-Dors bien.
-Ouais… »
Le silence retomba aussi soudainement qu’il avait été brisé.

Elvira se coucha sur son lit, jetant à peine un œil vers la pièce qu’elle n’avait pas encore passé en revue. Seul le lit l’intéressait. Il avait sa tête contre le mur, une table de nuit de chaque côté, une petite lampe de chevet sur celle de gauche. Elle remarqua cependant une grande armoire de bois brut, un papier peint fleuri bois-de-rose aux murs, et des voilages blancs en guise de rideau pour l’unique fenêtre, à droite du lit.
Un épais édredon recouvrait ce dernier. Elvira coinça un oreiller moelleux entre sa tête et son bras. Elle s’endormit aussitôt, la tête emplie de souvenirs qu’elle aurait préféré oublier.
A son réveil, à la tombée de la nuit, Nathanaël avait disparu. Comme toujours. Sur la table, un morceau de papier déchiré et corné. Elvira le lu et le froissa dans sa main.
Il eut été absurde d’attendre quelque chose de Nathanaël, elle le savait. Entre eux, il n’y avait jamais eu autre chose que du sexe, un désir haineux.
A quoi d’autre pouvait-elle s’attendre ? Elle était la cause de cette détestable relation.
Nathanaël, l’élégance incarnée, un baisodrôme ambulant, était aussi ce qui lui tenait lieu d’ami. Le seul, parmi tous les autres, en qui elle avait confiance et qui était assez sincère pour lui avouer son dégout d’elle. Présent lorsqu’elle avait besoin d’être soutenue. Il ne comprenait pas tout d’elle, mais faisait de son mieux.
Il la haïssait, certes, mais elle n’était pas son ennemie. On raconte qu’un vampire reste profondément attaché à son créateur. C’était peut-être vrai pour Nathanaël.
Depuis cent trente-sept ans, toujours le même schéma qui se répétait : une épaule pour pleurer contre la satisfaction d’un désir sauvage et brûlant.
Puis il partait, ne laissant derrière lui qu’un simple mot dont seule Elvira pouvait comprendre la portée.
La situation ne satisfaisait l’un et l’autre que dans une certaine mesure, l’un ayant l’illusion de vengeance, l’autre ayant l’illusion d’être aimée ; leurs désirs profonds n’étant jamais assouvis.
Cependant ni l’un ni l’autre ne parvenaient à exprimer ces désirs, ils restaient enfouis, et ils restaient sourds l’un à l’autre. Ce qui était dit entre eux n’était que la face émergée de l’iceberg. Ca n’avait jamais été autrement.
Leur histoire, une sorte d’amour infini, immuable, qui s’autosatisfaisait, et une haine implacable.
Se pouvait-il qu’ils s’aiment ? Oui. Sans nul doute, mais aucun des deux n’en avait conscience. Ou du moins, ils refusaient de l’admettre, c’eut été s’avouer vaincu. Pour Nathanaël, cela signifierais perdre ce but chimérique qui lui permettait de survivre. Il lui fallait une raison à son sort. Cette raison, c’était Elvira. Il lui fallait donc la haïr.
Pour Elvira, aimer Nathanaël serait s’abaisser à devenir victime de cette haine, or elle voulait donner l’illusion que le traitement qu’il lui réservait ne la touchait pas. D’une certaine manière, elle estimait mériter ce sort, et au fond d’elle-même avait peur que Nathanaël ne disparaisse à jamais, la laissant seule avec ses démons.
En somme, ils avaient désespérément besoin de l’existence de l’autre.

Ils vivaient l’acte d’amour de façon fusionnelle et sans contrainte, qu’ils ne prenaient que comme quelque chose de matériel, juste… corporel. Un amour sans sentiments exprimés. Un amour que pourtant aucun être – humain ou non – ne pouvait éprouver. Un amour que l’on ne vit que dans le partage d’une mort illusoire, ne laissant que peu de place, sinon aucune, aux épanchements romantiques et à la sensiblerie. Un amour mû par le désir sauvage des corps, la volonté inavouée de lier leurs âmes, pour un instant. Un instant pour oublier.
En définitive, l’amour des premiers âges du monde. Intemporel, mais peu à peu oublié des vivants, réinventé par les morts.

Elvira lâcha la boule de papier qui roula sur le sol, et alla se laver. Elle enfila un jean et un tee-shirt blanc avant de nouer ses chaussures. A présent elle savait quoi faire. Elle devait maintenant se concentrer sur la recherche du métamorphe, Zhoran.
Un métamorphe est en général assez aisé à trouver. Enfin, tout dépend du métamorphe… Zhoran n’étais à l’évidence ni un lycanthrope, ni un représentant des Cat People (ou « chat-garou », pour faire simple). Zhoran avait ceci de plus qu’il n’était pas un métamorphe animal, comme les trois quarts de ses congénères. Non, lui était un habile mélange des trois fils d’Hypnos. Peut-être même avait-il inspiré ce mythe… pensa Elvira. Ikélos était celui qui se changeait en animal, Phantasos en objets inanimés ; et Morphée, le plus célèbre d’entre eux, avait la possibilité de prendre diverses figures humaines, comme lorsqu’il apparut à Alcyone sous les traits de son mari, dont elle ignorait le décès en mer. « Détachant alors les ailes de son corps, il prend les traits de Céyx… » dit Ovide à son propos dans ses Métamorphoses.
Bref, Zhoran en Songe qu’il était, s’avérait plus difficile à trouver.
Sa demeure se trouve dans un frêne. Jusque-là, tout va bien. Si ce n’était le fait qu’il s’agissait rien de moins qu’Yggdrasil, l’arbre monde de la mythologie nordique.
Trouver un mythe dans un mythe, voilà qui était cocasse ! Et là, tout de suite, l’entreprise s’avérait… disons, difficile à mener.
Un être magique dans un arbre… Elvira ne put s’empêcher d’imaginer une grand-mère feuillage décrépite, au visage écorce de saule. Elle aurait voulu pouvoir s’en amuser.

Chercher Zhoran signifiait aussi quitter cet endroit. Cette vieille baraque abandonnée était le plus joli coin dans lequel Elvira ait vécu. Pourtant le départ était inévitable. Elle se promit d’y revenir une fois toute cette affaire terminée. Elle se voyait bien y couler une existence paisible, sinon heureuse. En attendant, elle voulait profiter encore un peu de ce havre.
Elle n’était là que depuis cinq nuits, pourtant elle s’était déjà attachée au lieu. Il lui rappelait la maison de son enfance, en Bretagne, près de l’actuelle Fougères. C’était une petite bâtisse de pierres grises, bordée d’une immense forêt de conifères, une rivière chantait au loin, et au sud s’étalaient les champs de blé, d’avoine et d’orge. Un potager à l’est côtoyait un grand poulailler, et dans un petit enclos paissaient des chèvres et deux vaches à lait. Chaque jour Elvira et son père avaient droit à de beaux œufs et du lait frais pour accompagner leur potage.
La maison qui avait entendu ses premiers cris, en 1347, lui manquait terriblement. Elle avait six cent soixante-cinq ans. « Déjà, songea-t-elle. Déjà si lointain le temps où je riais sous les arbres, où je grimpais aux branches du grand aulne. Déjà si loin le temps où des bras aimants m’embrassaient lorsque l’orage grondait… »

Réprimant une vague de douleur, elle entreprit de rassembler ses affaires. Elle regretta d’avoir abandonné la voiture qui l’avait conduite en ce lieu.
Son père disait souvent qu’un problème sans solution n’en était pas un, et que ne pas chercher la clé de ce problème était comme faire preuve de lâcheté. Il était temps de mettre en pratique ce vieil adage. Ce pour tous les problèmes : trouver un moyen de transport, trouver Yggdrasil, trouver Zhoran, trouver ce salaud qui avait fait d’elle un monstre sanguinaire sorti tout droit d’un mythe babylonien et le tuer. Jusqu’à présent, elle avait été trop lâche.
Elle rangea soigneusement un à un ses livres et ceux nouvellement acquis dans ses deux cartons. Elle ne savait pas si elle avait besoin de tout emmener, pas plus qu’elle ne savait combien de temps il lui faudrait pour trouver Zhoran, ni si elle pourrait revenir ici un jour.
Laissant là les cartons, Elvira sortit pour réfléchir. Elle avait la nuit devant elle.

Marchant en direction de la ville, elle se rendit compte que personne ne semblait troublé par le drame de la nuit dernière.
Les gens sont désabusés, se dit-elle, ils ne s’émeuvent plus de rien tant que ça ne les touche pas personnellement. L’être humain a peut-être toujours eut en lui cet individualisme, mais c’est au vingtième siècle que cela prit une ampleur démesurée. L’habitude… L’habitude de voir meurtres, viols et tant d’autres atrocités tous les jours à vingt-heure, lorsque sonne l’heure de se planter devant son poste, steak en fourchette, pour voir des pays mourir de faim, d’autres écrasés sous le joug d’un dictateur dont on sait à peine le nom. Tant de crimes délivrés comme un spectacle. Les gens s’en sont blasés. Les corps ensanglantés de leurs congénères ne leur déclenche ni honte ni dégout, juste une espèce de silence empreint de pitié sans compassion. Une minute pour dire « oh, les pauvres », avant de s’emporter parce que le trafic est mauvais, aujourd’hui. Et quand une mère gifle son enfant dans la rue, personne ne se retourne. Les sans-abris restent assis dans la merde, sous une couverture crasseuse, sous les regards à peine voilés de mépris. Parfois même des adolescentes se font violer au soir venu dans un parc, presque à la vue de tous, et qui s’en inquiète ?!
Non. Ce n’est pas par égoïsme. Seulement une saloperie d’habitude. Trop d’images, beaucoup trop. A force de guerres, de corps mutilés, et d’habitude, ils ont appris à se murer derrière un masque de déni. Cela vaut mieux pour eux que d’affronter les vices de la civilisation qu’ils ont bâtie. Comme s’ils refusaient d’accepter qu’en eux se cache un besoin de destruction, d’autodestruction.
Une certaine dureté, pour éviter d’affronter leur faiblesse et leur impuissance face à l’humanité. Face à eux-mêmes.
Ils avaient fini par se dire qu’ils n’y pouvaient plus rien.

Certainement, non, ils n’y pouvaient plus rien. Cette fatalité ambiante résonnait dans l’esprit d’Elvira.
« Mais merde ! s’écria-t-elle en elle-même. Ils ont leur libre arbitre pourtant! Personne ne les a forcés à le perdre. »
Ils l’ont perdu seuls… Seuls…
« Comme je le suis, et le serais pour l’éternité… Verrai-je chaque jour l’humanité s’embourber dans l’habitude de la déchéance ? Chacun finit par être seul, parce que personne ne veut tenir la main de son voisin. Moi je suis seule, parce que personne ne veut tenir la mienne… »

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