mercredi 24 avril 2013

Metamorphose - Chapitre 4 - Une Dernière Nuit

Chapitre IV – Une dernière nuit

Elvira s’interrompit dans ses pensées. C’est étrange… C’était comme si quelqu’un l’observait, comme si… Non, Nathanaël est parti, et il doit déjà être loin, se dit-elle.
« Il me faut un verre. »
Elle se dirigea donc vers un pub enfumé, au néon grésillant. The Irish Inn. Un nom bien peu original « l’auberge irlandaise »… le tenancier devait ignorer la signification de « inn » car rien n’indiquait qu’il s’agissait d’une auberge. Mais qu’importe le nom et l’aspect de ce pub, l’appel d’un liquide délicieusement ambré était trop fort.

Le bar était composé en deux parties. Dans une première salle, le comptoir à gauche, massif plaqué de zinc couleur bronze. Un jeune barman était en train d’essuyer un verre à bière, derrière les trois machines à pression. Derrière lui, un grand miroir sur lequel était disposée l’étagère à alcools. Un autre homme, assis sur un des sept grands tabourets de bois sirotais un demi, fumant une cigarette qu’il tapotait régulièrement sur le bord d’un cendrier à l’aspect imposant et crasseux. A droite de la pièce, une rangée de cinq tables de bois massif, cernées de chaises faites du même bois sombre, légèrement rougeâtres.
Au fond, une deuxième salle où trônait une table de billard, éclairée d’une lampe à l’abat-jour de plastique vert, comme celles que l’on voit dans les films américains.
Autour du billard, d’autres tables, plus grandes, mais du même bois vermoulu, grossier.
Le bar était loin d’être bondé, seuls quelques clients, des habitués sans doute, étaient dispersés entre les deux salles. La fumée de cigarette s’élevait, tourbillonnant vers le plafond, fusionnant avec les effluves d’alcool, se brisant sur les ampoules des lampes aux abat-jours poussiéreux, créant un ciel de nuages gris-brun suspendu au plafond orné de grosses poutres. Un drapeau de l’Irlande était accroché entre deux de ces poutres. Lui-même semblait gris et sale.

« Bonjour madame, je vous sert quoi ? Récita le barman.
-Un whiskey. Avec glace, s’il vous plait.
-Tout de suite ! Une préférence pour la marque ?
-Bowmore.
-Excellent choix ! Connaisseuse ?
-Oui, on peut dire ça.
Le barman s’empressa de lui servir son verre. Elvira se perdit dans la contemplation du bar. L’atmosphère enfumée et sale lui conférait une ambiance chaleureuse et assez agréable. Le tintement du verre sur le comptoir sortit Elvira de ses pensées.
-Merci. Combien vous dois-je ?
-Cinq euros tout ronds.
-Tenez, dit-elle en tendant un billet de dix, gardez tout, j’en reprendrais surement un autre.
-Ok !
La simili-joie apparente du barman l’agaça. Peut-être parce que cette joie, même feinte, lui était inconnue. Il ne devait pas bien gagner sa vie, mais au moins, il avait ce trésor en lui. Elle l’enviait pour ça.
Elle entreprit de vider son whiskey en ruminant ses regrets, puis s’alluma une cigarette.
Elle regarda la fumée s’envoler et se mêler à celle des autres cigarettes du bar, se mouvant devant les spots avec une lenteur morbide, poisseuse.
Le bar était aussi miteux vu de l’intérieur que de l’extérieur. Les tables étaient souillées de vieilles tâches d’alcool, et le grand miroir bordé d’un cadre de cuir marron qui les surplombait était parsemé de traces de doigts, comme sur le comptoir. Le sol était aussi sale que le reste, il était collant et générait des "crouich crouich" peu ragoûtants à chaque pas.
Le cuir était une matière très présente ; sur les chaises, les tabourets et quelques bibelots ; lui aussi était usé et sale.
L’hygiène ne devait pas être leur point fort. Des mégots de cigarettes et déchets de toute sorte jonchaient le sol, les tâches étaient innombrables. L’air y était pesant, alourdis par les volutes de tabac froid, d’alcool, de transpiration, et d’autres substances fétides inidentifiables.
Cependant l’alcool n’y était pas trop mauvais. Derrière le comptoir siégeaient toutes sortes de bouteilles ; whiskey, rhum, gin, tequila, bière, martini, vodka, vin… ; portant des étiquettes Jack Daniels, Bowmore, Kilkenny, J&B, Smirnoff, Heineken, Guinness, Absolut, Malibu, Desperado, Leffe, Jet27… ; et bien d’autres encore.

La petite dizaine de clients avaient tous l’air aussi négligés les uns que les autres. Seul le barman, vêtu d’un jean noir et d’un polo gris clair aux manches relevées sur les coudes, dénotait avec le reste du tableau. Il était plutôt séduisant bien qu’amoché par l’air ambiant, et peut-être par la condition qu’était la sienne. Ses cheveux auburn, aux reflets roux, étaient élégamment noués en catogan par un gros ruban noir ; ses yeux verts étaient cernés d’un épais trait de khôl noir. Elvira nota ses traits fins bien que bruts, une barbe de trois jours durcissait ce visage aux courbes harmonieuses, son nez droit et sévère contrastant avec le tracé fin et doux de ses lèves.
Elle reconnut bien là les traits propres aux irlandais. Au moins l’enseigne du bar ne mentait-elle qu’à moitié.
-Je voudrais mon deuxième verre, s’il vous plait, lança-t-elle à son endroit.
-Bien sûr ! répondit-il, toujours avec le même enthousiasme.
-Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle lorsqu’il eut posé le verre devant elle.
-William. William Finn. Mais tout le monde m’appelle Will, ou Willie.
-Will… Je suis prête à parier que vous êtes irlandais.
-Vous auriez remporté le pari. Je le suis en effet, enfin, à moitié. Mon père est né près de Donegal dans l’Ulster, ma mère est française.
-L’Irlande est un pays magnifique. J’y ai séjourné quelques temps.
-J’y passais tous les étés quand j’étais môme ! Et vous, comment vous appelez vous ? D’où venez-vous ?
-Je m’appelle Elvira Le Guennec. Je suis né dans un petit village près de Fougères. En Ille-et-Vilaine.
-Je ne suis jamais allé dans ce coin là… C’est joli ?
-Très.
-Eh ! Garçon ! héla un client à l’autre bout du bar.
-Je viens ! répondit William. »

William Finn. Un nom charmant pour un homme charmant malgré son allure dégingandé. L’évocation de ce nom rappela à Elvira l’année 1520, où elle avait eu affaire avec un Finn. Bien sûr, ce nom était très rependu déjà à l’époque, plus encore aujourd’hui. Cependant cela ne manquait pas de troubler. Le vieux Finn était réputé en Irlande pour sa ferveur à pourchasser le mal… Sorcières, vampires, et autres créatures, il mettait un point d’honneur à les exterminer, tous. Combien de pauvres femmes innocentes a-t-il torturé puis mis au bûcher en apprenant qu’elles concoctaient des « potions », alors qu’elles n’étaient coupables de n’avoir créé qu’un onguent à base de plantes médicinales… Combien d’innocents a-t-il transpercé d’un pieu taillé dans un sorbier ? Finn était impitoyable, et il était très souvent dans l’erreur, mais tout le monde le croyait. Il savait se faire entendre et respecter. Et pourtant, dans la majorité des cas, il ne s’avérait être qu’un crétin doublé d’un assassin. Mais un crétin dangereux s’il tombait juste, ce qui arrivait parfois.
Ce fut un soir de mai 1520 qu’elle eut affaire à lui. Elle séjournait depuis quelques temps déjà dans la région de Luimneach – ou Limerick – là où œuvrait Tristram Finn. Ce soir-là il planquait dans la petite bourgade, et bien vite il s’était rendu compte qu’Elvira ne sortait que la nuit. Sachant qu’on avait signalé la perte de cinq têtes de bétail cette semaine-là, il ne fut pas long à la soupçonner. Il l’attaqua chez elle aux premières lueurs de l’aube, le moment où, selon lui, un vampire était le plus vulnérable. Le pauvre homme ne se doutait pas un instant qu’en réalité, les vampires n’ont pas besoin de sommeil, et sont donc alertes à n’importe quel moment. Bien sûr, Elvira dormait la journée, mais ce n’était pas véritablement du sommeil, elle se « déconnectait », en fait.
Le pauvre Finn regretta bien vite son erreur, juste avant qu’Elvira ne le tue en lui arrachant d’un geste le bras tenant le pieu et sa mâchoire. Une fin sanglante pour un homme coupable de crimes tout aussi sordides.
Puis elle s’était enfuie, pensant à la myriade de pauvres gens qu’il avait brûlé, décapité ou écartelé (ou les trois, parfois…).
Décidemment ce nom ne lui plaisait guère. Il était improbable que le gentil William Finn puisse être descendant de Tristram Finn, pourfendeur de faibles innocents… Et quand bien même, les probabilités que la tradition de chasse aux démons ait perduré sur tant de générations étaient quasiment nulles.

« Ce sera tout pour vous, Elvira ? répéta William.
-Oh, excusez-moi, Will, j’étais… perdue dans mes pensées. Je reprendrais bien un verre, sourit-elle.
-D’accord, mais celui-là, je vous l’offre !
-En quel honneur ?
-Eh bien, pour une fois que j’ai une jolie femme dans ce rade, un verre offert est bien de mise !
-Très bien, si vous le souhaitez.
-Voilà pour vous !
-Merci, Will. Que portez-vous au cou ?
-C’est un gri-gri… une croix celte je crois…
-Laissez-moi voir…, dit-elle en prenant l’objet entre ses doigts. Oui, c’est une croix celte, en effet.
« Une chance qu’il n’ait pas d’effet sur moi et qu’on ne soit pas dans un film sur Dracula !, dit-elle in petto. »
En des temps anciens, la religion prônant le Bien, on pensait que les icones pouvaient faire fuir le Mal, donc les vampires, voire les tuer. Encore aujourd’hui cette image de « démon » repoussé par une croix, et quelques gouttes d’eau bénite, est très présente. C’est un archétype. Et surtout, c’est faux, les icones n’ont jamais eu aucun effet.
Il existe trois façons de tuer un vampire : les pieux sont efficaces s’ils sont taillés dans le bois qui convient, sorbier, frêne, érable, peuplier, saule ou tilleul ; le vampire meurt alors par empoisonnement. Les deux autres méthodes sont néanmoins beaucoup plus efficaces et plus radicales : l’immolation par le feu et la décapitation.
Sans compter bien sûr la lumière du jour. Sur ce point, Elvira ne mentait pas lorsqu’elle disait être photosensible. Logiquement, un être mort ne produit plus de mélanine, qui protège la peau du soleil; la peau, les cheveux et les yeux gardaient toujours sensiblement la même teinte, mais le corps n'est plus protégé. C’est simple, la peau brûle, plus vite qu’un cadavre lambda, mais en gros c’est le même principe. Un corps pourrit plus vite en plein soleil que s’il était enterré dans le noir total, dans un endroit frais.
-Elle est très belle, reprit Elvira. Elle a l’air ancienne…
-C’est le cas, elle a survécu à plusieurs générations. C’est ce que mon grand-père m’a expliqué en me l’offrant.
-Intéressant…

… Et inquiétant. Les doutes d’Elvira reprirent de plus belle dans son esprit. « Plusieurs générations » ne signifiaient pas nécessairement dix-huit générations, mais un pourcent de probabilité, ça reste une probabilité. S’il était en tout cas effectivement le descendant de Tristram Finn, il y avait encore une chance sur deux que la tradition l’ai suivi.
-Vous vivez dans la région ? demanda l’hypothétique descendant.
-Pour l’instant, oui, mais je ne suis que de passage, je repars bientôt.
-Oh… Pour quand est prévu ce départ ?
-Je ne le sais pas encore… Il me faudrait une voiture, celle que j’avais a été volée.
-Il y a un concessionnaire juste après la sortie ouest de la ville.
-Merci ! Et dire que je ne l’avais pas remarqué !
-Que faisiez-vous dans le coin, si ce n’est pas trop indiscret ?
-Je suis venue rendre visite à un vieil ami. Grâce à votre conseil, je vais pouvoir partir dès demain. Encore merci !
-Ce n’est pas grand-chose ! Laissez-moi vous offrir un dernier verre !
-Comme vous voudrez. Mais qui dit que ce sera le dernier verre ?
-Ah, j’aime ces mots-là ! dit-il en riant. Je vais en prendre un avec vous.
-Faites donc, William ! L’alcool est un pêcher si doux !
-Je suis bien de votre avis !
-A la vôtre, William.
-A la vôtre !

Quelques verres plus tard…
-Je… J’… J’vous en r’sert un ?
-Vous êtes soûl, William.
-Ah ! Ah ! Vous… vous avez les yeux bien en face des trous, vous ! dit-il d’une voix chevrotante. Fait chaud ici…
-Will, il est trois heures du matin, il serait peut-être temps de fermer et de rentrer chez vous, non ? Tous les clients sont partis depuis longtemps…
-Hein ?
-William, êtes-vous chasseur de vampires ?
-C-c-comme Buffy ? Vous avez des q-questions vraiment bizzzzarres ! hé-hé !
-Laissez tomber…
-Mon arrière-grand-père était spirite… Moi, moi j’ai jamais cru à toutes ces conneries.
-Et, vous avez raison. Allez-vous coucher, William. Dit-elle en le prenant par le bras. Où habitez-vous ?
-D-dans ton cul ! Hé hé !
-Ah ah… très drôle. Alors, où habitez-vous ?
-Euh… BONNE QUESTION ! Euh… J’crois que c’est marqué sur mon… ‘tain, l’est où c’te conne ? bafouilla-t-il en tâtonnant ses poches (ou plutôt, à vingt centimètres des-dites poches…)
-Hum. Bon. Je vous ramène chez moi. Vous vous installerez sur mon canapé.
-Oh oh ! Vous m’faites des avances, mam’zelle ?
-Non. Tenez-vous à moi.
-Ouaip’ !
-C’est bien la première fois que je vois un barman bourré au bout de trois verres… soupira Elvira en entraînant William. »

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent chez elle. Durant le trajet elle avait senti comme un regard braqué sur elle. Mais elle avait très vite chassé cette idée. Personne ne l’épiait. Il devait simplement y avoir un autre vampire quelque part dans un rayon de dix kilomètres, environ.
Elle installa le barman sur le sofa. Ou plutôt, elle le laissa tomber lourdement dessus avant de lui ôter ses chaussures, alors qu’il continuait de rire, à moitié somnolant.
Alors qu’elle se dirigeait vers la salle de bain, William releva la tête, un sourire au coin des lèvres. Lorsqu’elle reparut, il laissa retomber rapidement sa tête comme un enfant faisant semblant de dormir. Il ronchonna un peu, marmonnant quelques mots inintelligibles, pour bien signaler qu’il dormait.
Elvira le regarda en soupirant, puis alla se coucher, livre en main.
Elle s’installa sur son vieux lit, et entreprit de lire les Thanataunautes de Werber. Un choix ironique… Cependant elle ne parvenait à se concentrer sur les mots qu’elle connaissait déjà par cœur. William l’obsédait. Il l’intriguait par le seul fait de son nom. Son attitude ne faisait qu’attiser ses doutes. Il n’avait cessé de lui poser des questions sur elle et ses origines, l’avait dévisagée à plusieurs reprises, et cette croix qu’elle savait vieille de plusieurs générations… Mais tout cela ne prouvait rien, elle le savait, alors autant faire fi et passer à autre chose.
Ceci dit l’idée qu’il puisse être fils de la lignée des Finn de Limerick la hantait.
A cela s’ajoutait la sensation tenace d’être épiée. C’était ridicule pourtant. Personne ne savait qu’elle était ici, à part Nathanaël. Or celui-ci avait obtenu ce qu’il désirait et était parti. Elvira le connaissait assez pour savoir qu’il ne s’attardait jamais. Il devait déjà être aux portes de Hambourg à l’heure qu’il était.
Elle se demanda s’il pensait à elle, alors même qu’elle pensait à lui. Absurde. Il était un libertin déjà longtemps avant sa mort, et ça n’avait pas changé. Un vampire reste tel, exactement tel qu’il était avant sa mort.
Elvira se dit alors à l’évocation de cette règle, qu’elle aurait dû rester vierge dans l’éternité. Or ce n’était pas le cas. Son assassin avait dû être d’une brutalité sans égale. Elle avait de la haine pour ce vampire. Personne ne pouvait comprendre Nathanaël mieux qu’elle-même, car sans vraiment s’en être rendue compte, elle avait pris la place de son bourreau, Nathanaël la sienne. On dit qu’un enfant reproduira plus tard les erreurs de ses parents. Pour Elvira ce principe s’appliquait certainement.

Pendant ce temps, William avait recouvert tous ses esprits. Enfin… ce fut le cas s’il les avait perdus… Il regarda ce qu’indiquait sa montre. Quatre heures seize. Cette fille ne dormait-elle donc jamais ? Il commençait à s’impatienter.
Il défit le nœud dans ses cheveux, les laissant tomber sur ses épaules et les secouant distraitement.
Il prit alors le temps d’observer l’environnement immédiat. L’ayant souvent vue de loin il en connaissait l’allure, mais jamais il n’avait osé entrer dans la maison. Il la savait abandonnée mais craignait d’éventuels squatteurs, humains ou non…
« Bon Dieu, cette bicoque est glaciale ! Songea-t-il. J’avais donc raison… »
Depuis des années, depuis la mort de la vieille dame qui vivait là, il venait chaque jour observer les lieux. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il vit qu’une femme y avait élu domicile, cinq jours auparavant… Sur le coup, il ne pensa qu’à une simple squatteuse, mais plus tard il avait eu vent d’un vol de volaille chez les Guérand. Eux pensaient à un renard, cependant ils étaient braves mais cons comme des balais, tout le monde savait bien qu’il n’y en avait pas dans ce patelin. C’était la première fois qu’un incident de ce genre arrivait. Puis l’incendie chez Alex Maunier… Trop de coïncidences.
Ses soupçons s’étaient fondés lorsqu’il la vit. Cet éclat terne et sinistre dans les yeux, cette absence quasi-totale d’expressions et cette peau froide, dure, et d’une pâleur cadavérique.
William luttait contre le sommeil, sachant d’expérience qu’une seule faiblesse causerait sa perte. Il trépignait. Après l’incident de la nuit dernière, il savait qu’il y en avait un dans sa ville, seulement il ignorait qu’elle se présenterait le lendemain près des lieux de son crime… Mais peu importe, il avait eu du flair et s’en félicitait. Ses ancêtres pouvaient être fiers de lui.
A sa mort, l’année précédente, son grand-père, Tristan Finn, lui avait légué sa croix celte, et un carnet daté de 1537, dans lequel était contée, par Duncan Finn, l’histoire d’un certain Tristram Finn ; un arbre généalogique complété par le grand-père de William occupait les dernières pages, ainsi que quelques croquis - notamment les portraits à la sanguine de Tristram Finn et de son fils, Duncan.
Le manuscrit racontait comment Tristram Finn avait sa vie durant combattu le Mal, avec bravoure et persévérance. Duncan racontait également comment, lors de ses dix-sept ans, il avait été témoin de l’ignominie d’une de ces créatures maléfiques, qui tua son père avec une violence incroyable. Il racontait qu’il s’était dès lors juré de faire perdurer l’œuvre admirable de Tristram, par-delà les âges…
Le carnet était complété par d’autres aïeux de Will, qui tous louaient la sagesse du père et de son fils, maudissant la bêtise de quelques membres de la famille Finn, qui avaient refusé d’ouvrir les yeux sur l’ignoble vérité.
Malgré ces ignorants, incrédules et pervertis ; le précieux carnet était parvenu à survivre au fil des siècles, six exactement, dix-huit générations, jusqu’à William Finn. Son père, Victor, avait fait partie des incrédules. Tristan en avait toujours été attristé, et avait transmis les enseignements contenus dans son carnet à William, qui pour la première fois de sa vie se trouvait en présence d’un vampire.
Il devait rester éveillé. Il devait agir, ce soir ou jamais. Il ne voulait pas prendre le risque de la voir s’échapper et tuer d’autres innocents. Mais cette… devait-il l’appeler fille ? Cette… chose, ne dormait toujours pas. Combien de temps fallait-il encore attendre?

Dans la pièce à côté, Elvira continuait de réfléchir aux évènements, sans se douter qu’elle était malheureusement tombée trop juste au sujet de son invité impromptu…
Elle repensa à Alex, ce pauvre garçon, qui n’avait rien demandé à personne… Juste là au mauvais endroit, au mauvais moment. Il avait juste servi à assouvir une faim particulière. Aurait-elle pu l’éviter ? Tuer cet homme n’était pas nécessaire, elle n’avait pas su se contrôler, voilà tout. A présent elle éprouvait des regrets, autant que des remords.
Certes ce jeune homme était un inconstant, fiancé et pourtant infidèle. Peut-être méritait il un châtiment, mais pas de servir de nourriture à une créature que l’humanité traite de légende. Légende que l’on raconte aux enfants les soirs de pleine lune pour leur faire peur…
Tous les vampires ne sont pas ces monstres fondamentalement mauvais et sanguinaires, cruels et véritablement ignobles que l’on dépeint dans les romans.
L’Homme s’est placé tellement au-dessus de la bestialité que l’idée qu’il puisse être ce qu’est un mulet pour une meute de loups lui est insupportable. Ils refusent d’imaginer que le cycle ne s’arrête pas à eux ; qu’ils ne sont pas, comme ils le prétendent, en haut de la chaine alimentaire (pourtant sans supermarchés ils se rendraient vite compte de leur connerie…).
Les plus célèbres vampires de l’Histoire étaient pourtant humains, vivants… Ne sont-ils pas autant démons que les vampires ? Les vampires se nourrissent. Les humains tuent pour le plaisir.
Elvira, comme beaucoup de vampires, refusait de se nourrir de sang humain. Alex avait été une exception. Cela lui arrivait une ou deux fois par siècle, pas plus. Elle n’y pouvait rien. C’était comme un végétalien qui pour une fois en dix ans fait un écart et mange un œuf.
Une vie humaine a-t-elle plus d’importance qu’un œuf ?
Elvira était si absorbée dans ses réflexion qu’elle n’entendit pas le cœur en éveil de William, la soudaine et brève accélération de ses pulsations.
Ses pensées revinrent ensuite vers Nathanaël. Plus tôt elle s’était demandé s’il pensait à elle. Réponse négative. Elle avait fait de lui un vampire, que pouvait-elle espérer ? Certainement pas qu’il l’aime.
Bon sang ! Pourquoi toujours en revenir à ces mièvreries ? Quel besoin de parler d’amour ? « M’aime-t-il ? », « Ne m’aime-t-il pas ? », ces questions ennuyeuses traversaient pourtant l’esprit d’Elvira, à son grand désappointement. Elle n’avait pas envie de penser à cela, mais les idées venaient d’elles-mêmes, hors de son contrôle, sans qu’elle ne puisse y faire quoi que ce fût.
C’était peut-être sa punition que de sans cesse se questionner au sujet de ses rapports étranges – même pour une créature fantastique - qu’elle entretenait avec Nathanaël.
En hébreux, Nathanaël signifie « cadeau de Dieu ». Un cadeau. Un cadeau qu’elle s’était fait. Un compagnon. De Dieu… Elle s’était prise pour Dieu, cet être égoïste qui créé sans rien demander à personne… Alors oui, Nathanaël était un cadeau de Dieu. Un cadeau de Dieu pour Dieu.
Un cadeau d’Elvira pour Elvira.
Elvira, la « noble gardienne » germanique. Noble ?! Gardienne de quoi ? Gardienne peut-être du secret de l’immortalité. Ou plutôt, de l’éternité dans la mort.
A quoi bon ? Elle avait livré ce secret à Nathanaël. Elle avait détruit la vie de la seule personne qui comptait un tant soit peu pour elle.
Elle lui avait menti. Son regard n’avait pas croisé le sien ce soir-là, mais bien avant. Cela faisait deux ans qu’elle le regardait de loin.
Avant Nathanaël, elle n’avait jamais réellement voulu se mêler aux humains qui l’avaient rejetée, chassée… Si elle l'avait fait ce n'était que par nécessité, cela semblait évident.
Son âme était différente, elle l’avait ressenti au fond d’elle. A la prime curiosité se succéda de l’affection. Peut-être bien un peu d’amour.
Un jour elle se rendit compte qu’elle assisterait non seulement à sa vie, mais aussi à sa déchéance, puis à sa mort. Ce jour-là, elle crut lui délivrer un cadeau merveilleux.
Elle se trompait. En témoignait la haine qu’il lui vouait depuis plus d’un siècle. Au lendemain de sa mort, Elvira avait pensé qu’il suffirait à Nathanaël que d’un peu de solitude et de temps pour s’adapter. Puis de loin elle comprit à son air éteint, abattu, détruit, qu’elle s’était fourvoyée dans son désir de ne plus être seule.
Aujourd’hui loin de l’aimer, il la haïssait. Nathanaël n’aime pas. Il désire, obtient et oublie. Peut-être devrait-elle songer à en faire autant.
Elvira essaya de reprendre sa lecture.


La montre de William affichait quatre heures trente-huit. Bon sang, quand allait-elle enfin fermer l’œil ?! Il commençait à craindre que ce moment n’arrive jamais…
Il avait soif. Ses trois verres de whiskey avaient rendu sa bouche pâteuse.
Il se leva et demanda d’une voix souffreteuse :
« Euh… Elvira ? Où se trouve la cuisine ?
-Sur votre droite. Tout va bien, William ?
-Oui ! Oui, très bien, j’ai juste un peu soif…
-Vous trouverez des verres sur l’égouttoir près de l’évier.
-Merci. »
Cette voix ne semblait pas émaner d’une femme fatiguée, constata William.
Combien de temps ?
Combien de temps avant que ne s’endorme cette créature ?! Il revint s’installer sur le sofa après avoir bu deux verres d’eau fraiche et après s’être rafraichi le visage. Cela finirait de lever les brumes de l’alcool et le tiendrait éveillé assez longtemps.

William avait « réveillé » Elvira, l’arrachant à ses pensées et à sa lecture. Elle avait déjà survolé quatre chapitres sans parvenir à les lire réellement. L’ayant déjà lu, et le connaissant déjà par cœur, cela n’avait aucune fichtre importance.
Elle finit par se lever elle aussi, se dirigea vers la cuisine, sans faire de bruit pour ne pas réveiller son invité.
« Vous ne dormez pas ? Lança se dernier.
-Non, répondit-elle. Vous non plus apparemment.
-En effet. L’alcool se dissipant m’aura laissé insomniaque.
-C’est bien dommage ! dit-elle en buvant un verre d’eau. J’espère que vous parviendrez à trouver le sommeil.
-Je l’espère aussi pour vous…, répondit-il refreinant un ton sarcastique. »

Elvira retourna dans sa chambre. William continua de ruminer dans l’attente. Les minutes s’égrainaient sans qu’aucun des deux ne se laissât emporter par le sommeil.
Ce ne fut qu’au bout de deux heures qu’Elvira éteignit enfin la lumière.
Dehors le soleil allait bientôt percer faiblement le ciel. Quelques oiseaux matinaux avaient déjà entreprit de chanter.
William attendit encore cinq minutes pour être sûr qu’Elvira dormait.
Bien sûr, elle ne dormait pas au sens où on l’entend, mais en effet elle s’était comme éteinte, à la manière d’un ordinateur que l’on met en veille.
William ne le savait pas, mais elle aurai passé le stade du « sommeil profond » dans deux heures environ. Après cela, elle resterait déconnectée, mais consciente de ce qui l’entoure, alerte au moindre bruit.

Le jeune homme se dirigea vers la chambre à pas de velours, sortant un pieu qu’il dissimulait sous sa ceinture, dans une poche supplémentaire qu’il avait cousu à son pantalon. Le pieu était assez fin pour qu’on ne le remarque pas sous le tissu épais du jean.
Il regarda une dernière fois sa montre : cinq heures et demie. Il était temps !
Il s’approchait lentement, prêt à brandir son pieu.

Soudain, il se senti empoigné à la gorge par une main froide et puissante qui le rejeta en arrière. Il prit le temps d’étudier son adversaire inopiné. Un homme, grand, élancé, aux cheveux noirs. Les yeux aux reflets ambrés témoignaient d'une fureur indicible. Il portait une longue veste noire abimée, style dix-neuvième.

« Ne t’approche pas d’elle, grogna Nathanaël.
-Deux vampires pour le prix d’un ! J’en ai de la chance !
-C’est ce que tu crois.
Il se rua sur William, évitant au passage un coup de pieu. Passant derrière lui, il prit son cou dans son bras gauche. Will essaya de se libérer. Profitant de l’occasion, Nathanaël saisit le pieu de sa main libre et le lança à travers la pièce. L’objet s’écrasa contre un mur, se brisant en des milliers d’échardes.
Gardant sa prise entre ses mains, Nathanaël entraina William à l’extérieur.
-Ne m’oblige pas à te tuer.
-Je vous ai étudié, toi et tes semblables, je connais ce boulot depuis longtemps, ce n’est pas une pauvre menace lancée par un macchabée qui va y changer quoi que ce soit…
-Tu as pourtant été assez stupide pour sous-estimer ta proie.
-En quoi ?
-Tu l’as crue seule.
Ils étaient maintenant en plein milieu de la forêt.
-Ici personne ne te trouvera.
-Idiot ! Je connais cette forêt, il me sera facile de retourner à la maison…
-Pas si je t’en empêche.
William réussit à se libérer au prix d’un effort surhumain, tenta d’envoyer un coup de poing à Nathanaël qui l’esquiva de peu, l’empoigna et lui brisa les os de la main. William hurla puis continua, haletant :
-Le soleil commence à se lever, tu ne tiendras pas longtemps.
-J’ai tout le temps qu’il me faut, rétorqua Nathanaël en saisissant William. »
Il le fit tomber à terre, le cogna à la tête plusieurs fois. La bouche de William n’était plus qu’une plaie vive, en sang, mais ne cessait de sourire malgré la douleur.
Cela enragea Nathanaël qui lui porta un dernier coup qui laissa William mou entre ses doigts.
Nathanaël lâcha sa prise, le regard noir de haine, et alla se cacher plus loin en forêt, laissant là le corps inerte de William.
Il ne lui restait que peu de temps avant que le soleil ne darde ses premiers rayons. Il ne chercha pas longtemps avant de trouver un amas de rocher, non loin de la rivière, qui camouflait une caverne. Juste assez grande pour qu’il s’y cache. Ce serait parfait pour attendre la nuit suivante.

Là-bas, dans la petite maison, éclairée à l'extérieur par les premières lueurs du jour, Elvira restait ignorante du sort de William, ignorante de son absence.
Elle ignorait que cette nuit avait failli être sa dernière nuit.

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