Chapitre
III – Ardent
« Mais
non, petite Elvira, tu sais bien que je suis là. Je tiendrais ta
main. Pour le meilleur et pour le pire… »
Nathanaël
observait Elvira, du coin d’un vieil immeuble. Ses yeux d’ambre
la scrutaient.
Il porta une
cigarette à ses lèvres. Ses cheveux noirs s’affolaient dans la
brise fraiche de ce soir de septembre. Le mois commençait bien,
l’automne s’avançait surement, apportant avec lui la fraicheur
des vents du nord. Cette année était plutôt fraiche dans le Loiret
par rapport aux années précédentes à la même période. Elvira
savait choisir les lieux empreints d’une sorte de mystère, et d’un
charme certain. Il la reconnaissait bien dans ce petit village :
simple et froid.
Des feuilles
encore humides de l’orage tourbillonnaient çà et là, tel un feu
ardent.
« Elle
est belle, non ? »
Nathanaël
se retourna vers la voix qui ne pouvait qu’être celle de Keagan,
un démon de second ordre. Asexué, comme les anges, il arborait une
apparence féminine, aux longs cheveux châtains et aux yeux noirs
dans lesquels brillait une lueur rougeâtre. Cela, il ne pouvait le
changer. Les yeux d’un démon trahissent toujours sa nature.
Nathanael
avait fait sa connaissance quelques deux ans auparavant, il était
"l'informateur" qu'il avait mentionné à Elvira. Il était
apparu dans sa vie comme par hasard. En fait, c'était comme si
Keagan était venu le trouver.
« Oui,
sans doute. Je ne suis pas sûr que son âme soit aussi belle que son
corps.
-Si. Si,
elle l’est. Répondit Keagan distraitement. Tu l’aimes.
-Que
viens-tu faire ici ?
-Je le
savais ! s’exclama-t-il en riant. Tu t’es amouraché de
cette créature, cette… vampirette de bas étage !
-Suffit !
Ou tu risques de regretter tes paroles.
-Comment ?!
Toi ? Encore si faible. Tu oublis que je suis né à l’aube
des temps ! Non mais regardes toi ! Tu es si jeune, aussi
misérable que tous les humains. L’amour te fait perdre la tête.
-Cesse de
parler d’amour, tu ne sais même pas ce que signifie ce mot.
-Euh… On
s‘la refait ? Bon : Comment ?! Toi ? Enc…
-Oh, arrête,
tu m’épuises… Tu es un démon, comment pourrais-tu connaitre
l’amour ?
-Oh, je
connais bien toutes les subtilités des idiomes de ce monde. Je sais
reconnaitre l’amour, comme la haine, même si mon cœur ne peut
éprouver ni l’un ni l’autre. Dans ton cas, les deux sont
intrinsèquement liés, je le sens. Tu brûles d’amour pour elle.
Et cela te fais perdre la tête…
-Je le sais…
Je le sais bien, Kea, mais je la hais tellement. C’est elle qui a
fait de moi ce que je suis. Dis-moi, si tu sais tout, pourquoi
suis-je si attaché à elle ?
-Tu as
besoin de trois choses : reconnaissance, amour et haine. Tu as
simplement regroupé les trois en sa personne. Amour, car tu l’aimais
déjà de ton vivant, tu l’as aimée à la première seconde, ce
sentiment est resté en toi tel qu’il était. Haine, car elle a
trahit ton amour de la pire façon qui soit. Et reconnaissance, parce
qu’elle t’a créé. Méfie-toi, ces états ne peuvent coexister
indéfiniment. L’un d’entre eux doit écraser les autres, et il
te fera souffrir, quel qu’il soit.
-Vas-tu me
dire ce que tu me veux ?
-Oui, oui.
Tu m’en offre une ?
-Hein ?
-Une
cigarette.
-Tiens. Que
me veux-tu ?
-Je te
cherchais, dit-il en allumant sa cigarette. Justement au sujet
d’Elvira. Il y a une chose importante que tu dois savoir.
-Quoi donc ?
-Commençons
par le début. Elvira n’est pas un vampire, mais un dhampire.
-Pardon ?
s’exclama Nathanaël.
-Oui, un
dhampire. Sa mère était vampire, son père était humain. Elle est
née de cette union atypique.
-C’est
impossible, les vampires sont morts, ils ne peuvent pas…
-Oh si, ils
le peuvent. Pas comme des êtres humains, cela va de soi, mais…
enfin faisons simple. Tu as étudié la biologie, n’est-ce pas ?
-Oui…
-Tu sais
donc comment se reproduisent les êtres vivants, je veux dire, d’un
point de vue biologique et chimique. Des messages chimiques sont
envoyés au cerveau et, enfin, tu connais la suite. Des ovaires,
ovules, spermatozoïdes et autres conneries de ce genre, que bien
heureusement je ne connaîtrais jamais ! Bref. Lors de la
vampirisation, l’être meurt et ressuscite sans ses fonctions
vitales. Pour faire simple, le cerveau fonctionne encore, mais les
connexions sont rompues, et les cellules n'évoluent plus. Or, tu
marches, tu parles, bref, les fonctions motrices fonctionnent encore.
La
vampirisation est un mécanisme complexe, tu deviens un autre être,
sur la base de celui que tu étais précédemment. En gros : un
vampire peut procréer, tout comme il peut marcher, parler et manger.
En somme, les fonctions basiques d’un être, quel qu’il soit.
C’est là les connexions qui n’ont pas été coupées. Cela dit,
ça n’active que la connexion, peu de dhampires survivent s’ils
n’ont pas un apport de vie, et… là je doute que ça t’intéresse
tellement…
Bref, les
dhampires ont plus de chance de survie s’ils sont portés par une
femme humaine. Elvira est une exception, sa mère a trouvé un moyen
pour la tenir en vie. Puis elle est née, humaine bien sûr, jusqu’au
jour de sa mort, ou elle a réveillé son moi vampirique.
-Eh bien…
Tout ceci est passionnant, mais pourquoi me le dire, à moi ? Ne
vaudrait-il pas mieux le dire à la principale intéressée ?
-Par son
ignorance de ce qu’elle est, Elvira est dangereuse. Je n’ai su la
vérité à son propos il n’y a que très peu de temps. Moi-même
je ne peux pas intervenir directement auprès d’elle. La vérité
pourrait la pousser à commettre un acte de folie envers sa
génitrice, et tu sais ce que cela implique. Elle doit pourtant
savoir. C’est une question d’équilibre. A cause d’elle cet
équilibre s’effondre déjà… Tu ne vis pas depuis assez
longtemps pour avoir vu le monde sombrer petit à petit.
Jusqu’à
présent nous ne pensions pas qu’elle était à l’origine de ce
déséquilibre. Maintenant que nous le savons, il nous faut
absolument rétablir l’ordre. J’ai besoin de toi pour cela. Tu
l’as mise sur la piste de Zhoran, c’est bien. Mais ça ne suffira
pas.
-Mais…
qu’attends-tu de moi ? Je ne comprends pas… Comment
peut-elle être à l’origine d’un tel problème ?
-Contrairement
à ce que tu sembles penser, anges et démons ne savent pas tout. Je
ne détiens pas la clé du problème, c’est à toi de la trouver.
De plus, nous n’avons pas le droit d’intervenir, nous ne sommes
que des messagers, qui surveillent l’ordre du monde et qui parfois
peuvent prévenir… comme maintenant.
-Explique-moi
en quoi le monde se déséquilibre ?
-C’est
subtil. Il y a de cela des millénaires, le monde n’était pas
peuplé par les seules espèces vivantes que nous connaissons
aujourd’hui. Ce que les humains appellent légendes, mythes,
étaient bien réels. Puis par cupidité, les hommes voulurent
évincer ces êtres et prendre possession des terres. Les détails
ont peu d’importance, mais il s’en suivit que des brèches furent
ouvertes sur d’autres univers, là où ces êtres trouvèrent leur
place. Seules quelques espèces franchissent ces portes d’un monde
à l’autre : le Peuple d’Ambre, les anges et les démons,
ceux que les mythologies appellent dieux, et quelques autres
créatures. Mais il y a aussi un troisième monde, celui des morts.
C’est un monde où les vampires ne se nourrissent pas de sang mais
d’énergie psychique uniquement. C’est dans ce monde que vont les
âmes des humains lorsqu’ils meurent. Certaines de ces âmes
restent néanmoins attachées à leur monde, soit en errant en tant
que spectres, soit en se réincarnant. Les autres, celles qui vivent
au royaume des morts, servent de nourriture aux vampires, sans pour
autant qu’elles ne disparaissent. Leur énergie psychique est
inépuisable.
«Ce qui se
passe avec Elvira, c’est qu’elle est en train de refermer ces
brèches. C’est là qu’est ce déséquilibre. Le processus est
lent, mais voilà plusieurs siècles que nous constatons que d’un
côté, les créatures comme le Peuple d’Ambre, viennent dans ce
monde de plus en plus rarement, et que d’autre part, les âmes des
morts humains restent bloquées sur terre. Dans notre cas, c’est
assez simple : nous ne pouvons plus veiller à la bonne marche
des mondes, si nous ne pouvons aller de l’un à l’autre. Or, sans
me vanter, il se trouve que nous sommes indispensables… Sans nous,
il n’y aurait plus ni bien ni mal, entre autres choses, et l’être
humain finirait par se détruire, et détruire son univers. Cela ne
peut être. Les conséquences sont inexplicables, elles te
dépasseraient de loin. Mais la conséquence à ton niveau, c’est
que si aucun vampire ne peut rejoindre son univers, ils finiront par
empoisonner la terre. Je ne peux t’en dire plus, mais l’être
humain comme chaque être vivant doit exister, cela a été écrit
ainsi.
« Je
ne sais pas quelles sont les mécaniques qui aboutissent à ce
résultat, mais il est clair qu’Elvira en est la cause. Un être
qui ne sait pas où est sa place est un être dangereux. Qui plus est
lorsque son pouvoir dépasse l’entendement… Les circonstances de
sa naissance sont exceptionnelles, et cela induit une existence
exceptionnelle. Sauf qu’elle l’ignore… Elle s’ignore, en
fait. Il faut qu’elle sache.
-Donc, mon
rôle consiste à lui faire reconnaitre sa… sa place en ce monde ?
-C’est
exact.
-Bien. Je ne
sais pas comment m’y prendre, mais je trouverais un moyen.
-Merci.
Tâche… de ne pas y mettre trop de temps. Nous estimons la
fermeture définitive des brèches à trois ou quatre siècles. C’est
court… Très court.
-J’aurais
une dernière question… Pourquoi moi ?
-C’est
simple. Tu as un peu d’elle en toi. Tu la connais mieux que
personne, et elle a confiance en toi. »
Keagan jeta
sa cigarette au sol, et l’écrasa avec le talon de sa botte. Puis
il releva le col de son trench coat beige et se retourna, avant de
partir, lentement, les mains dans les poches. Puis il disparut dans
un tourbillon de feuilles orange. Ardent comme un feu sauvage.
Nathanaël
resta là, et las, lourd de ces révélations dont il ne savait que
faire. Au loin, Elvira, ignorante de la situation, et surtout,
ignorante de ce qu’elle était, errait çà et là, comme absorbée
dans ses pensées. Une larme coula sur la joue du vampire, qui
prenait soudain conscience de sa tâche.
Keagan avait
raison. Il l’aimait plus qu’il ne l’aurait souhaité, plus
qu’il ne voulait l’avouer. Pourtant il ne pouvait s’empêcher
de la haïr, de lui faire payer. Il le fallait.
Elle était
si belle, à déambuler ainsi à travers la foule, un gilet couvrant
négligemment ses épaules.
Les paroles
de Keagan martelaient son esprit. Parlant de déséquilibre, il
pensait chaos. Le chaos…
Zhoran était
une aide précieuse. Il lui dévoilerait une partie de la vérité.
Le métamorphe est comme un oracle. Il ne peut mentir, mais dit avant
tout ce que l’on veut entendre. C'était ce que lui avait confié
Keagan.
Il resta là
longtemps à réfléchir, ayant soudain prit conscience qu’il
n’avait pas en main son seul destin.
« Il
faut que je garde un œil sur elle, pensa-t-il. Cependant, je ne dois
pas me montrer, cela lui semblerait trop suspect. »
Nathanaël
jeta un œil sur sa montre de gousset. Il avait offert la même à
Elvira, qui ce jour-là marquait l’heure de leur rencontre…
Trois heures
du matin. Elvira ne partirait que demain, sans doute. Tard, le soir,
il faudra auparavant qu’elle trouve une voiture.
Pourquoi
garde-t-elle toutes ces choses ? N’a-t-elle pas la même
sagesse que la mienne ? Pourquoi garder tant de livres quand
tout est inscrit dans sa mémoire ?
A bien y regarder, il y a longtemps que Nathanaël aurait dû
voir qu’elle n’était pas totalement vampire. Oh, elle l’était
pourtant, sur bien des égards, mais l’humanité en elle la trahit.
Elvira…
Quelle ne sera pas ta déception, ton égarement. Cette nouvelle va
t’abimer, ma douce Elvira.
Il la vit
sortir d’un bar miteux, soutenant un homme ivre…
« Non…
tu n’es pas seule. Et je ne parle pas de ce type. Tu n’es pas
seule, je tiendrais tes mains, Elvira, tu n’es pas seule… »
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