jeudi 18 avril 2013

Metamorphose - Chapitre 3 - Ardent

Chapitre III – Ardent

« Mais non, petite Elvira, tu sais bien que je suis là. Je tiendrais ta main. Pour le meilleur et pour le pire… »
Nathanaël observait Elvira, du coin d’un vieil immeuble. Ses yeux d’ambre la scrutaient.
Il porta une cigarette à ses lèvres. Ses cheveux noirs s’affolaient dans la brise fraiche de ce soir de septembre. Le mois commençait bien, l’automne s’avançait surement, apportant avec lui la fraicheur des vents du nord. Cette année était plutôt fraiche dans le Loiret par rapport aux années précédentes à la même période. Elvira savait choisir les lieux empreints d’une sorte de mystère, et d’un charme certain. Il la reconnaissait bien dans ce petit village : simple et froid.
Des feuilles encore humides de l’orage tourbillonnaient çà et là, tel un feu ardent.

« Elle est belle, non ? »
Nathanaël se retourna vers la voix qui ne pouvait qu’être celle de Keagan, un démon de second ordre. Asexué, comme les anges, il arborait une apparence féminine, aux longs cheveux châtains et aux yeux noirs dans lesquels brillait une lueur rougeâtre. Cela, il ne pouvait le changer. Les yeux d’un démon trahissent toujours sa nature.
Nathanael avait fait sa connaissance quelques deux ans auparavant, il était "l'informateur" qu'il avait mentionné à Elvira. Il était apparu dans sa vie comme par hasard. En fait, c'était comme si Keagan était venu le trouver.

« Oui, sans doute. Je ne suis pas sûr que son âme soit aussi belle que son corps.
-Si. Si, elle l’est. Répondit Keagan distraitement. Tu l’aimes.
-Que viens-tu faire ici ?
-Je le savais ! s’exclama-t-il en riant. Tu t’es amouraché de cette créature, cette… vampirette de bas étage !
-Suffit ! Ou tu risques de regretter tes paroles.
-Comment ?! Toi ? Encore si faible. Tu oublis que je suis né à l’aube des temps ! Non mais regardes toi ! Tu es si jeune, aussi misérable que tous les humains. L’amour te fait perdre la tête.
-Cesse de parler d’amour, tu ne sais même pas ce que signifie ce mot.
-Euh… On s‘la refait ? Bon : Comment ?! Toi ? Enc…
-Oh, arrête, tu m’épuises… Tu es un démon, comment pourrais-tu connaitre l’amour ?
-Oh, je connais bien toutes les subtilités des idiomes de ce monde. Je sais reconnaitre l’amour, comme la haine, même si mon cœur ne peut éprouver ni l’un ni l’autre. Dans ton cas, les deux sont intrinsèquement liés, je le sens. Tu brûles d’amour pour elle. Et cela te fais perdre la tête…
-Je le sais… Je le sais bien, Kea, mais je la hais tellement. C’est elle qui a fait de moi ce que je suis. Dis-moi, si tu sais tout, pourquoi suis-je si attaché à elle ?
-Tu as besoin de trois choses : reconnaissance, amour et haine. Tu as simplement regroupé les trois en sa personne. Amour, car tu l’aimais déjà de ton vivant, tu l’as aimée à la première seconde, ce sentiment est resté en toi tel qu’il était. Haine, car elle a trahit ton amour de la pire façon qui soit. Et reconnaissance, parce qu’elle t’a créé. Méfie-toi, ces états ne peuvent coexister indéfiniment. L’un d’entre eux doit écraser les autres, et il te fera souffrir, quel qu’il soit.
-Vas-tu me dire ce que tu me veux ?
-Oui, oui. Tu m’en offre une ?
-Hein ?
-Une cigarette.
-Tiens. Que me veux-tu ?
-Je te cherchais, dit-il en allumant sa cigarette. Justement au sujet d’Elvira. Il y a une chose importante que tu dois savoir.
-Quoi donc ?
-Commençons par le début. Elvira n’est pas un vampire, mais un dhampire.
-Pardon ? s’exclama Nathanaël.
-Oui, un dhampire. Sa mère était vampire, son père était humain. Elle est née de cette union atypique.
-C’est impossible, les vampires sont morts, ils ne peuvent pas…
-Oh si, ils le peuvent. Pas comme des êtres humains, cela va de soi, mais… enfin faisons simple. Tu as étudié la biologie, n’est-ce pas ?
-Oui…
-Tu sais donc comment se reproduisent les êtres vivants, je veux dire, d’un point de vue biologique et chimique. Des messages chimiques sont envoyés au cerveau et, enfin, tu connais la suite. Des ovaires, ovules, spermatozoïdes et autres conneries de ce genre, que bien heureusement je ne connaîtrais jamais ! Bref. Lors de la vampirisation, l’être meurt et ressuscite sans ses fonctions vitales. Pour faire simple, le cerveau fonctionne encore, mais les connexions sont rompues, et les cellules n'évoluent plus. Or, tu marches, tu parles, bref, les fonctions motrices fonctionnent encore.
La vampirisation est un mécanisme complexe, tu deviens un autre être, sur la base de celui que tu étais précédemment. En gros : un vampire peut procréer, tout comme il peut marcher, parler et manger. En somme, les fonctions basiques d’un être, quel qu’il soit. C’est là les connexions qui n’ont pas été coupées. Cela dit, ça n’active que la connexion, peu de dhampires survivent s’ils n’ont pas un apport de vie, et… là je doute que ça t’intéresse tellement…
Bref, les dhampires ont plus de chance de survie s’ils sont portés par une femme humaine. Elvira est une exception, sa mère a trouvé un moyen pour la tenir en vie. Puis elle est née, humaine bien sûr, jusqu’au jour de sa mort, ou elle a réveillé son moi vampirique.
-Eh bien… Tout ceci est passionnant, mais pourquoi me le dire, à moi ? Ne vaudrait-il pas mieux le dire à la principale intéressée ?
-Par son ignorance de ce qu’elle est, Elvira est dangereuse. Je n’ai su la vérité à son propos il n’y a que très peu de temps. Moi-même je ne peux pas intervenir directement auprès d’elle. La vérité pourrait la pousser à commettre un acte de folie envers sa génitrice, et tu sais ce que cela implique. Elle doit pourtant savoir. C’est une question d’équilibre. A cause d’elle cet équilibre s’effondre déjà… Tu ne vis pas depuis assez longtemps pour avoir vu le monde sombrer petit à petit.
Jusqu’à présent nous ne pensions pas qu’elle était à l’origine de ce déséquilibre. Maintenant que nous le savons, il nous faut absolument rétablir l’ordre. J’ai besoin de toi pour cela. Tu l’as mise sur la piste de Zhoran, c’est bien. Mais ça ne suffira pas.
-Mais… qu’attends-tu de moi ? Je ne comprends pas… Comment peut-elle être à l’origine d’un tel problème ?
-Contrairement à ce que tu sembles penser, anges et démons ne savent pas tout. Je ne détiens pas la clé du problème, c’est à toi de la trouver. De plus, nous n’avons pas le droit d’intervenir, nous ne sommes que des messagers, qui surveillent l’ordre du monde et qui parfois peuvent prévenir… comme maintenant.
-Explique-moi en quoi le monde se déséquilibre ?
-C’est subtil. Il y a de cela des millénaires, le monde n’était pas peuplé par les seules espèces vivantes que nous connaissons aujourd’hui. Ce que les humains appellent légendes, mythes, étaient bien réels. Puis par cupidité, les hommes voulurent évincer ces êtres et prendre possession des terres. Les détails ont peu d’importance, mais il s’en suivit que des brèches furent ouvertes sur d’autres univers, là où ces êtres trouvèrent leur place. Seules quelques espèces franchissent ces portes d’un monde à l’autre : le Peuple d’Ambre, les anges et les démons, ceux que les mythologies appellent dieux, et quelques autres créatures. Mais il y a aussi un troisième monde, celui des morts. C’est un monde où les vampires ne se nourrissent pas de sang mais d’énergie psychique uniquement. C’est dans ce monde que vont les âmes des humains lorsqu’ils meurent. Certaines de ces âmes restent néanmoins attachées à leur monde, soit en errant en tant que spectres, soit en se réincarnant. Les autres, celles qui vivent au royaume des morts, servent de nourriture aux vampires, sans pour autant qu’elles ne disparaissent. Leur énergie psychique est inépuisable.
«Ce qui se passe avec Elvira, c’est qu’elle est en train de refermer ces brèches. C’est là qu’est ce déséquilibre. Le processus est lent, mais voilà plusieurs siècles que nous constatons que d’un côté, les créatures comme le Peuple d’Ambre, viennent dans ce monde de plus en plus rarement, et que d’autre part, les âmes des morts humains restent bloquées sur terre. Dans notre cas, c’est assez simple : nous ne pouvons plus veiller à la bonne marche des mondes, si nous ne pouvons aller de l’un à l’autre. Or, sans me vanter, il se trouve que nous sommes indispensables… Sans nous, il n’y aurait plus ni bien ni mal, entre autres choses, et l’être humain finirait par se détruire, et détruire son univers. Cela ne peut être. Les conséquences sont inexplicables, elles te dépasseraient de loin. Mais la conséquence à ton niveau, c’est que si aucun vampire ne peut rejoindre son univers, ils finiront par empoisonner la terre. Je ne peux t’en dire plus, mais l’être humain comme chaque être vivant doit exister, cela a été écrit ainsi.
« Je ne sais pas quelles sont les mécaniques qui aboutissent à ce résultat, mais il est clair qu’Elvira en est la cause. Un être qui ne sait pas où est sa place est un être dangereux. Qui plus est lorsque son pouvoir dépasse l’entendement… Les circonstances de sa naissance sont exceptionnelles, et cela induit une existence exceptionnelle. Sauf qu’elle l’ignore… Elle s’ignore, en fait. Il faut qu’elle sache.
-Donc, mon rôle consiste à lui faire reconnaitre sa… sa place en ce monde ?
-C’est exact.
-Bien. Je ne sais pas comment m’y prendre, mais je trouverais un moyen.
-Merci. Tâche… de ne pas y mettre trop de temps. Nous estimons la fermeture définitive des brèches à trois ou quatre siècles. C’est court… Très court.
-J’aurais une dernière question… Pourquoi moi ?
-C’est simple. Tu as un peu d’elle en toi. Tu la connais mieux que personne, et elle a confiance en toi. »

Keagan jeta sa cigarette au sol, et l’écrasa avec le talon de sa botte. Puis il releva le col de son trench coat beige et se retourna, avant de partir, lentement, les mains dans les poches. Puis il disparut dans un tourbillon de feuilles orange. Ardent comme un feu sauvage.

Nathanaël resta là, et las, lourd de ces révélations dont il ne savait que faire. Au loin, Elvira, ignorante de la situation, et surtout, ignorante de ce qu’elle était, errait çà et là, comme absorbée dans ses pensées. Une larme coula sur la joue du vampire, qui prenait soudain conscience de sa tâche.
Keagan avait raison. Il l’aimait plus qu’il ne l’aurait souhaité, plus qu’il ne voulait l’avouer. Pourtant il ne pouvait s’empêcher de la haïr, de lui faire payer. Il le fallait.
Elle était si belle, à déambuler ainsi à travers la foule, un gilet couvrant négligemment ses épaules.
Les paroles de Keagan martelaient son esprit. Parlant de déséquilibre, il pensait chaos. Le chaos…
Zhoran était une aide précieuse. Il lui dévoilerait une partie de la vérité. Le métamorphe est comme un oracle. Il ne peut mentir, mais dit avant tout ce que l’on veut entendre. C'était ce que lui avait confié Keagan.
Il resta là longtemps à réfléchir, ayant soudain prit conscience qu’il n’avait pas en main son seul destin.

« Il faut que je garde un œil sur elle, pensa-t-il. Cependant, je ne dois pas me montrer, cela lui semblerait trop suspect. »
Nathanaël jeta un œil sur sa montre de gousset. Il avait offert la même à Elvira, qui ce jour-là marquait l’heure de leur rencontre…
Trois heures du matin. Elvira ne partirait que demain, sans doute. Tard, le soir, il faudra auparavant qu’elle trouve une voiture.
Pourquoi garde-t-elle toutes ces choses ? N’a-t-elle pas la même sagesse que la mienne ? Pourquoi garder tant de livres quand tout est inscrit dans sa mémoire ? A bien y regarder, il y a longtemps que Nathanaël aurait dû voir qu’elle n’était pas totalement vampire. Oh, elle l’était pourtant, sur bien des égards, mais l’humanité en elle la trahit.
Elvira… Quelle ne sera pas ta déception, ton égarement. Cette nouvelle va t’abimer, ma douce Elvira.
Il la vit sortir d’un bar miteux, soutenant un homme ivre…
« Non… tu n’es pas seule. Et je ne parle pas de ce type. Tu n’es pas seule, je tiendrais tes mains, Elvira, tu n’es pas seule… »

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